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Texte de presse

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Le folklore augmenté de Clara Barry

Alors que la vie de certains se brouille dans les méandres de la complexité, d'autres au contraire éblouissent par la limpidité de leur parcours, enchaînant les étapes sur le rythme tranquille de l'évidence, comme si celles-ci s'appelaient l'une l'autre et avaient été ainsi disposées pour offrir le visage du naturel. Clara Barry est de cette seconde catégorie, et de sa conversation elle-même jaillit la clarté d'une forme de logique tranquille. Au point de pouvoir tout résumer – sa vie et le programme de cet album – dans le souffle d'une seule phrase: «Si j'ai étudié le violon classique, j'ai toujours chanté, baignée dans cette tradition très forte du chant populaire suédois portée par ma mère, qui a favorisé ma rencontre avec Bartók et m'amène aujourd'hui à présenter un projet fondé sur ce mode de transmission si simple et si raffiné en même temps, requérant des musiciens un savant mélange de technique et d'improvisation.» Huit Bartók, un Kodály et deux créations suédoises: le tribut fluide et pondéré d'une idée claire... mais le résultat néanmoins – car l'idée seule ne suffit pas! – d'un long processus de mûrissement.

«La langue est musique»

«J'ai mis un temps énorme à trouver les bons musiciens, concède Clara Barry. Lorsque je suis tombée sous le charme de ces pages de Bartók et que je me suis mis en tête de me les réapproprier, j'ai d'abord tenté le coup avec un pianiste classique, mais cela n'a pas marché. Même chose avec des musiciens jazz. J'ai dû attendre la préparation de mon récital de bachelor à l'HEMU Jazz de Lausanne, pour que surgisse le déclic. Il est venu de ma rencontre avec deux musiciens hongrois, le pianiste Emil Spányi et le contrebassiste Mátyás Szandai: ce sont eux qui m'ont permis d'accrocher le chaînon manquant en faisant le lien entre cette intuition que je sentais bouillir en moi dans la marmite de mon héritage suédois et les racines de leurs compatriotes Béla Bartók et Zoltan Kodály. Restait toutefois un écueil de taille: celui de la langue. Je n'avais pas réalisé jusque-là à quel point l'idiome magyar allait être compliqué à maîtriser. Et pas question de transiger sur ce point: la langue est elle-même musique, ce serait une vraie trahison!»

Dompter le hongrois

Voilà donc notre chanteuse aux prises avec des mots – des sons! – dont on évoque généralement la parenté avec le finnois ou le basque, mais dont elle se demande s'ils ne seraient pas plutôt en fin de compte frères... du chinois! «J'ai trouvé à l'école un étudiant hongrois qui a pu me lire tous ces textes lentement et en rythme, afin de me permettre de m'imprégner de leur musique et d'en dompter les difficultés notamment musculaires. Le hongrois est vraiment une langue qui ne ressemble à rien et c'est ce qui procure à l'ensemble ce caractère si étrange, si unique. Ce travail sur les mots a duré plus de six mois, mais il était fondamental pour rendre justice à des œuvres qui portent en elles des histoires vieilles pour certaines de plus de mille ans, arrachées à la fragilité de la transmission orale par ces ethnomusicologues avant l'heure qu'étaient Bartók et Kodály, transhumant leurs premiers enregistreurs à travers l'Europe de l'Est et jusqu'en Orient.»

La modernité derrière le folklore

D'essence polytonale et polymodale, la musique elle-même est un défi, notamment pour l'intonation. Car Bartók comme Kodály font là bien plus qu'œuvre de simples transcripteurs folkloriques: ils tirent de ces chants immémoriaux de vraies pages modernes, portant le

sceau reconnaissable de leur propre identité artistique. Des pages qu'il s'agit ensuite d'articuler les unes par rapport aux autres pour proposer à l'auditeur un voyage programmatique cohérent. «C'est une dimension très importante à mes yeux, qui a tendance à être reléguée au second plan avec l'avènement des nouveaux modes de consommation numérique – ces plateformes d'écoute qui morcellent les programmes musicaux en playlists et transforment de ce fait l'écoute et la découverte des œuvres et des artistes.» Très marquées stylistiquement, les pages hongroises ouvrent sans surprise les feux et se présentent d'un seul bloc, pour laisser ensuite aux deux créations suédoises un espace d'expression en forme de point d'orgue final, à la manière d'un bonus.

 

Tableaux de vie

«Le souci de cohérence est le même que celui d'un concert. Je commence ainsi par le ‹Frère Jacques hongrois› Kis Kece Lányom, dont l’arrangement original donne le la au reste du programme. Le texte n'en reste pas moins très étrange, mes camarades hongrois peinant eux-mêmes à en extraire le sens de cette langue très ancienne; disons qu'officiellement il s'agit d'un père qui marie sa fille... Dans un souci de contraste d'intensité et d'atmosphère, j'ai choisi d'enchaîner avec deux chansons voix et piano. Pour varier les couleurs, j'ai également introduit de la trompette dans une pièce, au gré d'une danse rapide, évoquant la fuite dans les bois d'une vieille femme pour échapper aux griffes du diable. Globalement, ce sont toutes de très belles chansons, qui évoquent les différents moments de l'existence – le départ à la guerre, le mariage, les moissons, les fêtes et leurs danses –, mais avec, c'est vrai, une dominance plutôt sombre et triste.»

Une créolisation à la Clara Barry

Bref, une bien belle invitation qu'il s'agit d'accueillir comme elle se présente – spontanément, à bras le corps, d'une traite, de A jusqu'à Z – mais qui ne nous dit pas pour autant qui est Clara Barry. Là encore, et sans surprise, pas de circonvolutions: une ligne, la sienne! «Je suis née en France mais ma langue maternelle est le suédois, que je parle avec ma mère ainsi qu'avec mes grandes sœurs suédoises. J'ai commencé l'étude du violon à l'âge de six ans au conservatoire. J'étais folle amoureuse de l'instrument au point de dormir avec! J'ai intégré une classe à horaire aménagé pour intensifier ma pratique. À la maison, on baignait dans la musique. Comme tous les Suédois, maman chantait du matin au soir. Américain, mon père apportait une touche jazz à ma culture musicale: je connaissais par cœur tous les Ella & Louis, les Broadway musicals, Frank Sinatra, etc. Tous deux très mélomanes, ils nous emmenaient régulièrement au concert et à l'opéra. Le chant n'est arrivé qu'à l'âge de dix-huit ans, freiné peut-être par une tradition vocale populaire plutôt mince en France. Un des creusets forts de la tradition vocale étant le chant choral dans le cadre des églises, il a été bousculé avec la Révolution française. J'ai intégré le Conservatoire à rayonnement régional, sorte d'antichambre vers les études professionnelles, et c'est là que j'ai rencontré celui qui allait tout faire basculer: Emil Spányi. Ouvert et libre, porteur tout à la fois de la grande tradition hongroise (Bartók et Kodály), de l’école russe par ses études et de de l’improvisation propre au jazz, doté de surcroît d'une expérience en ingénierie du son très précieuse pour ce disque, je me suis sentie d'emblée connectée. Arrivée à Lausanne, j’ai également rencontré Mátyás Szandai, contrebassiste hors pair, baigné dans la même éducation riche autant en classique qu’en jazz. Il a été généreux, tout comme Emil, pour enrichir mon projet fou dans ce même esprit de liberté et d'anti-cloisonnement. Je dirais pour conclure que je rejoins la pensée de Bartók qui disait, que pour renouveler l’expression musicale de notre époque, il ne faut pas hésiter à puiser dans le passé pour la dépasser.»

Antonin Scherrer

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